LA CRÉATION DE LA VALEUR EST DESTRUCTRICE, par François Leclerc

Billet invité.

Les temps ne sont pas cléments pour les banquiers centraux lorsqu’ils s’efforcent de garder un peu de leur mystère. Mario Draghi en a fait l’expérience à Sintra, en début de la semaine dernière, à l’occasion du forum annuel de la BCE. Prononcé devant un aréopage sélectionné de personnalités, son discours sur la politique monétaire de la banque a été surinterprété par les marchés, qui ont voulu y entendre l’annonce d’un changement de politique monétaire.

« Le besoin de communiquer aux marchés est bien là, mais ce n’est pas simple d’y arriver », a-t-il déploré le lendemain, constatant que les investisseurs avaient massivement vendu leurs titres obligataires, exprimant ainsi la crainte que, la BCE diminuant ses achats de titres, leur taux augmente et leur valeur diminue, et faisant rebondir le cours de l’euro par rapport à celui du dollar. C’était donc une fausse alerte, non sans rapport avec le souhait insistant de voir la situation normalisée afin que tout redevienne comme avant.

Le président de la banque centrale n’entend cependant pas changer son fusil d’épaule, en dépit de son diagnostic sur l’amélioration de la conjoncture économique européenne et l’état des pressions inflationnistes qui a trompé. Invoquant « la faiblesse persistante des cours des matières premières et les ressources inemployées sur le marché du travail que les chiffres du chômage ne reflètent pas », Mario Draghi a en effet conclu sans être entendu qu’« un degré considérable d’accommodation monétaire reste nécessaire pour que les dynamiques de l’inflation deviennent durables et auto-entretenues. »

A ce malentendu, il a trouvé une explication : « une source majeure d’incertitude sur les marchés repose sur les différentes positions occupées par des pays durant la reprise, et donc les différentes postures de politique monétaire. » En d’autres termes, les banques centrales ne marcheraient pas du même pas, confrontées à des situations économiques différentes, créant de la confusion !

La Fed s’est engagée dans la réduction de son bilan mais n’y entraîne pas ses homologues, en dépit de son poids. On peut s’attendre à ce que la BCE ne s’y engage que tardivement et lentement, au contraire de la Banque du Canada, tandis que la politique à venir de la Banque d’Angleterre est très incertaine, ce qui n’est pas le cas de la Banque du Japon. À défaut de coordonner leur action, les banques centrales s’expriment selon une belle cacophonie.

Ayant déversé des masses de liquidités sur les marchés financiers, et pour certaines continuant, elles ont créé une situation inédite, faisant désormais face à une sérieuse inconnue. Comment ceux-ci vont-ils réagir lorsqu’elles vont vouloir les récupérer pour revenir – si c’est possible – à cette fameuse normalité ? La prudence imposant de procéder par petites touches, pour voir ce que cela donne, combien de temps cela va-t-il prendre ? Car le système financier n’est au bout du compte pas ressorti stabilisé de ces injections de liquidités, d’énormes masses financières amenées à se déplacer brutalement d’un marché à un autre à la recherche de rendement, sans que rien ne puisse s’y opposer. Le phénomène n’est pas nouveau, mais il a été considérablement amplifié, dévastateur quand il intervient.

Anticipant la hausse des taux et le départ des capitaux des pays émergents, qui a commencé, le FMI prépare à leur intention un nouvel outil de soutien financier, n’étant plus opposé par principe à toutes les mesures de contrôle des changes en cas de coup de tabac prononcé. Mais qui peut prédire ce qui proviendra des profondeurs d’un système qui n’a jamais été confronté à un retrait de capitaux dont l’ampleur le perturbe et le satisfait à la fois ? L’extrême sensibilité aux déclarations des banquiers centraux, dont Mario Draghi vient de faire les frais, illustre que les investisseurs, cette fois-ci à petite échelle, ont dans leur impatience des réactions démesurées, sans se préoccuper des conséquences autres que pour eux-mêmes. Si en économie la destruction est créatrice, comme énoncé, selon la légende, par Schumpeter, la création de la valeur est destructrice dans la finance, comme ce n’est plus à démontrer…

Une purge du système est nécessaire, mais on ne voit pas dans les circonstances actuelles une réunion du G20 prendre le taureau par les cornes, comme en 2009 lorsque fut décidé le renforcement de la régulation financière. Y parvenir était une gageure, élaborer et adopter un mécanisme permettant de purger le système d’une manière ordonnée est totalement hors de la portée des dirigeants occidentaux. Déjà qu’ils sont incapables d’envisager des restructurations de la dette souveraine dans les cas les plus criants. Semblables aux trois petits singes, ils ne veulent rien voir, rien entendre et rien dire, s’en remettant au marché par conviction quand ce n’est pas par incompétence, les deux n’étant pas incompatibles. Symbole par excellence de leur impuissance en dépit de leurs mâles postures, leurs timides velléités d’évolution du système monétaire international sont désormais enterrées. Les solutions hors de portée, ne restent que les problèmes.

A charge pour les banquiers centraux, ces derniers remparts, de naviguer entre des pressions politiques qui s’accentuent. Or celles-ci témoignent de la méconnaissance du monde financier par des autorités politiques qui en dernière instance s’en remettent à lui.